Au-delà de la participation des Aigles de Carthage au mondial qatari, la Tunisie du football fait face à plusieurs chantiers et doit urgemment trouver des solutions aux maux qui la rongent et l'empêchent d'évoluer. Ettachkila a tenté de décortiquer ce dossier à travers une série de 5 chapitres. Place dans ce quatrième et avant dernier Focus à la responsabilité de l'Etat dans la situation de notre football.
« Le football est le reflet de l’état de notre société ». Voilà une expression qu’on n’a cessé d’entendre ces derniers temps et qui tend à se confirmer tellement le football est devenu, pour beaucoup, comme un symbole de décadence et de déclin en Tunisie. Si le constat est aujourd’hui sans équivoque, une grande partie de l’explication est à chercher du côté des décideurs « politiques » qui ont manqué de prendre le virage de la modernité pour le sport numéro un dans le monde.
En raison d’une approche anachronique du sport et face à un monde qui évolue à une vitesse grand V, notre football est en pleine crise existentielle. Si nos clubs ont, jusqu’à un certain moment, réussi « à faire plus avec moins », l’implacable réalité nous renvoie à la figure l’image d’un football malade et coincé dans le passé. Comment l’Etat tunisien a-t-il à ce point failli à son rôle/devoir d’accompagner nos clubs dans la voie de la modernité ? Tentative d’explication..
Une législation archaïque
Si en Tunisie le passage au football professionnel (ou plutôt « non amateur ») était considéré comme une évolution allant concilier passion et (inévitable) business, cette initiative n’a toutefois jamais été accompagnée d’une transformation de l’arsenal législatif entourant les statuts des clubs.
La crise économique et sanitaire, ayant frappé récemment le pays, a révélé l’étendue des dégâts d’un régime de gouvernance sportive que l’on pensait robuste : criblés de dette, n’étant pas propriétaires ou gestionnaires de leur espace de travail qu’est le stade, dépendants du mécénat et de revenus provenant essentiellement des subventions de l’Etat, du sponsoring, de maigres droits TV, des transferts des joueurs et de la billetterie (une source quasiment disparue aujourd’hui), nos clubs agonisent sous un régime rétrograde dont le statut « associatif » ne correspond indéniablement plus aux besoins de l’époque.
Une mutation juridique est une urgence absolue/vitale pour apporter une bouffée d’oxygène à notre football et aider nos clubs dans leur développement économique. Mais la loi qui sera susceptible de leur permettre de se rapprocher d’un modèle d’entreprise (avec les spécificités sportives que tout cela exige) se fait encore et toujours attendre. Nos décideurs doivent le comprendre : l’époque où ce sport était un loisir pour gens désintéressés est révolue. Le football professionnel est aussi devenu une activité économique à part entière et totalement assumée.
En se développant dans un modèle plus libéral (tout en veillant à garder leur identité propre), nos clubs seront dotés de meilleures structures, d’une gouvernance moderne, leur permettant d’investir, de valoriser leurs ressources et de générer du profit. Il est temps de switcher du « football mécénat » à un « football business » qui ne dénature pas nos clubs. Ces derniers contribueraient, au contraire, à la richesse nationale et au rayonnement du pays à l’international car (et on ne le rappellera jamais assez), ce n’est pas le potentiel qui manque à la Tunisie.
Une Infrastructure à l’abandon
Pour réussir à rehausser le niveau du football dans le pays, il est indispensable de se doter d’une infrastructures répondant aux minimas requis pour produire un football de qualité. Or, le constat fait froid dans le dos : dans un pays qui a disputé six phases finales de Coupe du monde, seul le stade de Rades est (à date) homologué par la CAF (Confédération africaine de football, ndlr) pour accueillir des matchs continentaux officiels en Tunisie. Une triste réalité qui reflète la situation catastrophique des installations sportives dans une nation pourtant connue pour être une référence en termes de traditions et d’engouement populaire.
Le dernier événement sportif d’envergure que la Tunisie avait accueilli remonte à la Coupe d’Afrique des Nations en 2004 (tournoi que les Aigles de Carthage avaient remporté). Depuis, et en l’absence de vraie stratégie pour le sport, nos infrastructures sont tombées petit à petit en désuétude. Car si les faibles moyens publics mobilisés pour développer nos aires de jeux et organiser de grands événements peuvent légitimer la discrétion de l’Etat depuis quelques années, les enjeux sportifs, sociaux et économiques (voire diplomatiques) et l’image qu’il véhicule à international justifient, quant à eux, largement que l’Etat s’intéresse au devenir du football professionnel en Tunisie à travers des grands investissements sportifs.
Beaucoup de pays l’ont compris et n’ont pas hésité à investir sur des projets de construction de nouvelles enceintes sportives. Un stade n’est plus considéré comme un endroit accueillant une rencontre de football, mais il est aussi au centre de la vie culturelle d’une ville, un outil multifonctionnel permettant de développer la dynamique locale en accueillant des concerts, des spectacles, des évènements internationaux etc..
Enceintes sportives : que faire de l’existant ?
À défaut d’ambitieux projets de construction de nouvelles infrastructures pour le football (une entreprise irréaliste, du moins sur le court terme, au vu de la crise économique aiguë que traverse la Tunisie), la question de la réhabilitation des anciens stades a tardé à devenir effective. Après des années de supposés travaux et d’obscures complications administratives, l’emblématique stade d’El Menzah (construit en 1967) ne vient de connaître que très récemment le démarrage de son « vrai » projet de réhabilitation après des années de fermeture.
De son coté, le stade olympique de Sousse (construit en 1973) en est, quant à lui, à sa deuxième rénovation après 1994 et la CAN organisée par la Tunisie. Près de 3 années étaient nécessaires pour l’agrandissement de ce stade (théâtre des plus belles épopées de l’ESS) pour un résultat en-déca des promesses.
Bien que des travaux tels que la pose de nouvelles pelouses (naturelles, synthétiques ou hybrides), l’élargissement et la consolidation des gradins, la rénovation des tribunes officielles et de presse ainsi que des vestiaires soient indispensables pour prétendre évoluer en Ligues 1 et 2, les autres enceintes du pays n’ont connu que quelques opérations de « lifting » insuffisantes pouvoir répondre au cahier de charges de la CAF et aux attentes des supporters, sans parler des fiascos auxquels ont plus récemment abouti les projets de modernisation du Stade du 15-Octobre à Bizerte ou du mythique Stade Chedly Zouiten à Tunis.
Mais, face à l’immobilisme de l’Etat, il nous semble nécessaire d’encourager les investissements privés dans les stades et de faciliter le recours aux partenariats public-privé. Dans un cadre légal structuré et propice à l’investissement, nous sommes convaincus que des projets précurseurs pourraient voir le jour.
Des centres de formation et un système à repenser
Hier performants, nos centres de formations ont clairement atteint des limites techniques et structurelles depuis quelque temps. Des infrastructures d’un autre type doivent voir le jour, selon les recommandations des instances footballistiques nationales et internationales (à l’instar du centre de formation Mohamed VI au Maroc). Il est possible d’envisager la construction de centres de formation que l’Etat pourra financer sous forme d’aide aux clubs (en faisant en même temps bénéficier à ces derniers d’un lot de terrain par exemple). Un investissement qui implique, certes, des moyens mais qui peut aussi (et surtout) beaucoup rapporter sportivement et financièrement pour former nos élites de demain.
Créé à la fin des années 90, le centre de formation de Nadhour (Bizerte) était considéré comme un symbole d’espoir pour des centaines de gamins de la région. Opérationnel jusqu’en 2016, il a été abandonné pour non-paiement des gardiens et des factures d’eau et d’électricité. Un exemple, parmi tant d’autres, qui reflète la mauvaise gestion des infrastructures sportives et la gouvernance de ces centres de formations, souvent mis au second plan des priorités de l’Etat. Confier des projets, ayant couté des millions au contribuable, à des municipalités souvent dépassées, qui n’ont ni l’expertise ni les moyens pour assurer leur maintenance, est complètement absurde.
Plusieurs régions en Tunisie sont marginalisées sur le plan sportif par manque de moyens mais surtout d’une vision ambitieuse, permettant à chaque ville de mieux encadrer ses jeunes et de former les champions de demain. Construire des centres de formations de Basketball dans la région du Cap Bon, de Handball à Moknine ou Msaken, de Rugby à Jammel, d’Athlétisme à Sidi Bouzid ou de Football au Kef,m (pour ne citer que ces villes) sont des projets qui pourraient bâtir la Tunisie de demain et offrir d’inestimables retours sur investissement .
Mais la question de la formation se pose, par ailleurs, aussi à travers le prisme d’un système scolaire contraignant et contre-productif. Interrogé sur le sujet, Amine Neffati (entraîneur adjoint de l’Equipe Nationale U23) nous déclarait lors d’une précédente interview : « La cause réelle du problème est à chercher notamment dans le planning scolaire : un jeune qui suit des horaires d’études classiques (8h-12h puis 14h-18h) en parallèle de ses entraînements en club se retrouve épuisé en fin de journée, mange à la hâte (et souvent n’importe quoi) et s’entraîne une seule fois jusqu’à tard le soir. Ce planning scolaire génère à terme un déficit qualitatif et quantitatif d’heures d’entrainement qui se creuse au fil des années et impacte plus tard le jeune dans ses performances. »
« Il faut développer nos joueurs. Le potentiel existe en Tunisie mais il faut travailler sur les nouveaux Badra, Baya, Jaidi, Hagui & Co.. »
Radhi Jaïdi
Comme solution, ce pur produit de la formation Sang et Or, passé notamment par le Stade Tunisien et le Club sportif de Hammam Lif a ajouté : « Je préconise une refonte du planning scolaire avec la création de classes « sportives » dans les lycées sur l’ensemble du pays ou encore la création d’académies propres aux clubs pour une prise en charge globale du jeune car nous avons beaucoup de qualité mais il faut la faire accompagner par un volume d’heures d’entraînements adéquat et des conditions propices à la performance tout en permettant aux jeunes de poursuivre leur scolarité. C’est comme ça qu’on pourra mieux lutter avec les grandes nations par la suite.. »
Et maintenant ?
S’il est évident que l’un des freins les plus handicapants de nos clubs professionnels est lié aux infrastructures (stades vétustes, inadaptés aux besoins actuels et ne permettant pas d’offrir aux amoureux du ballon rond un « spectacle » digne de ce nom), cette façade cache encore des problèmes encore plus parfonds et complexes.
Si la responsabilité ne peut être imputée exclusivement à l’Etat, des solutions existent à condition de repenser le cadre législatif, économique et même scolaire. Sans verser dans un gigantisme illusoire, des stades homologués, bien desservis par les transports publics, sûrs et agréables, doivent être conçus comme des centres d’activités et de loisirs qui pourront, à terme, être lucratifs pour les caisses de l’Etat. Une situation dont on est aujourd’hui très loin, mais l’espoir est toujours permis, à plus forte raison si la volonté des autorités politiques et des instances footballistiques nationales seront établies