Elle n’a jamais aimé faire les choses à moitié : championne d’Afrique de saut à la perche devenue médecin chirurgienne, Dorra Mahfoudhi fait partie des très rares profils à avoir autant concilié sport de haut niveau et parcours académique. De sa belle Béja natale aux sommets de la perche africaine en passant par le Lycée Pilote, découvrez l’inspirant portrait d’une déterminée qui n’a pas peur de tutoyer les sommets.
Dorra Mahfoudhi a rarement le temps de souffler : Bloc opératoire, interventions chirurgicales et gardes prolongées meublent les semaines de la récente pensionnaire de l’Hôpital Habib Thameur à Tunis. Pourtant, cette lève-tôt switche tous les jours entre bistouri et chaussures de sport avec une habilité déconcertante ; un élan naturel qu’elle a pris depuis toute petite et qui la pousse encore à brader le risque à chaque saut. Ettachkila vous en dit plus sur ce parcours pour le moins atypique.
L’éveil
Ettachkila : Bonjour et bienvenue Dorra. Comment ton rapport avec le sport a-t-il commencé ? Quelles étaient tes figures d’attachement ?
Dorra Mahfoudhi : Bonjour et merci beaucoup pour cette invitation. Au fait, j’ai baigné très jeune dans le monde du sport au contact de mes deux frères, que je regardais avec beaucoup d’admiration pratiquer la gymnastique. Il me fallait toutefois attendre jusqu’à l’école pour commencer à pratiquer cette discipline en intégrant une équipe locale. Cela m’a, dès mes 6 ans, appris à être organisée.
J’aimais aussi bien les études que le sport, j’avais de bons enseignants et adorais l’esprit famille de ma belle Béja natale (Vaga de son nom antique, une ville verdoyante située au Nord-Ouest de la Tunisie à une centaine de kilomètres de Tunis, ndlr). Concilier devoirs scolaires, compétitions de gymnastique et spectacles de fin d’année était devenu quelque chose de très naturel chez moi. Je garde de beaux souvenirs de cette époque d’éveil sportif. D’ailleurs, la gymnastique et l’athlétisme sont des disciplines que je regarde encore beaucoup à la TV.
« Ça ne m’avait jamais traversé l’esprit qu’on pouvait faire du saut à la perche en Tunisie »
Ettachkila : Comment se déroule la suite, d’autant plus que tu ne découvres pas encore le saut à la perche ?
Dorra Mahfoudhi : Arrivée en 4ème année primaire, j’apprends l’intérêt de l’Equipe Nationale à mon égard. On me propose alors d’aller à Tunis pour m’entraîner plus souvent mais mon père refusa vu mon jeune âge. Pour préparer mon entrée au Lycée Pilote, je mets le sport en stand-by lors de ma 9ème année. L’année suivante, je quitte Béja et intègre l’internat du Lycée Pilote de Tunis. L’expérience (plutôt rare à mon âge) est particulière; mon quotidien est essentiellement fait d’études et d’internat. Je me suis essayée au violon mais ça ne m’avait pas accrochée. Trop sérieux pour moi (rires)
La révélation
Ettachkila : Tu deviens une championne de saut à la perche presque par hasard. Comment ça s’est fait ?
Dorra Mahfoudhi : C’est en effet un concours de circonstances. Au lycée pilote, notre professeure a créé un club scolaire où je m’étais orientée vers le saut en longueur. Avec mon background de gymnaste, j’avais une manière très singulière de courir qui m’a valu pas mal de railleries.
Sauf qu’un jour, un coach me repère et me propose d’intégrer le club de la Garde Nationale en parallèle de mes études car, pour lui, j’avais les prérequis pour performer au saut à la perche. Au début, j’avais, par peur pour mes études, décliné la proposition mais comme il a insisté puis contacté ma professeure, j’ai fini par me dire que je n’avais rien à perdre. Et puis c’était l’occasion de sortir un peu de l’internat (rires).
Ettachkila : Quelles différences as-tu relevées avec les sports que tu pratiquais auparavant ?
Dorra Mahfoudhi : Le saut à la perche est un sport complexe, qui demande de l’agilité d’esprit et une bonne perception de son corps dans l’espace. Un sport où l’athlète accepte aussi de faire des choses qui peuvent paraître dangereuses. Mais le processus d’apprentissage (ou plutôt de désapprentissage) est très long; il faut en quelque sorte réapprendre à marcher, à courir. J’y ai vraiment pris goût en commençant à m’entraîner sans relâche en semaine puis l’été durant les vacances scolaires.
« Tout un monde s’est ouvert à moi grâce au saut à la perche »
Ettachkila : Cette discipline ne fait pas spécialement rêver en Tunisie. Quand est-ce que tu t’étais dit que tu avais fait le bon choix ?
Dorra Mahfoudhi : Les choses sont vraiment allées très vite : ma toute première séance d’entraînement eut lieu le 1er avril 2009. En août 2010, je suis 10ème aux Jeux olympiques de la jeunesse à Singapour. Le coach qui m’avait repérée avait raison : mon profil pouvait me permettre de très vite performer. Ma route était tracée, d’autant plus qu’il n’y avait pas vraiment de concurrentes.
Ces débuts sont mémorables, je prends l’avion pour la première fois avec l’Equipe Nationale alors que je suis en 2ème année au Lycée, je fais (en étant cadette) une performance de 3m60 après seulement un an d’entraînement. Tout un monde s’était, dès lors, ouvert à moi.
« J’étais un peu perçue comme une extraterrestre »
Ettachkila : Comment as-tu préparé mentalement tes objectifs quand les choses ont commencé à se professionnaliser ? As-tu une préparation particulière ?
Dorra Mahfoudhi : L’entraînement fait partie intégrante de ma vie. J’y consacre 2 à 3h par jour depuis toute petite. C’est devenu quelque chose de naturel, un peu comme la nourriture ou l’eau. J’avoue qu’au lycée, je stressais car beaucoup de personnes voulaient me décourager en m’affirmant que je ne pourrais pas concilier études et sport de haut niveau, d’autant plus que j’aspirais à faire médecine. J’ai tout simplement décidé de zapper ces voix et de me concentrer sur la manière d’atteindre mes objectifs.
Ettachkila : Avec tes études puis ton métier de médecin, tu as dû vivre plusieurs situations de privation de sommeil avant tes compétitions. Comment gères-tu cela ?
Dorra Mahfoudhi : Jusqu’au lycée, ça allait encore, mais avec les gardes j’ai commencé à moins dormir. Avec le rythme et l’habitude que j’ai maintenus depuis toute petite, j’arrive à m’entrainer en post-garde même avec très peu de sommeil. La passion qui m’anime me permet de surmonter la privation. Après, il faut savoir que l’entrainement lié à la perche est très varié ; on alterne explosivité, force, vitesse, technique.. Et ça, ça permet de ne pas tomber dans la routine.
« Sans mon coach, j’aurais craqué »
Ettachkila : Peux-tu nous décrire une journée-type de Dorra Mahfoudhi ?
Dorra Mahfoudhi : Ma journée commence à 6h; je m’occupe de mes chats, je prépare mon sac de sport et celui du boulot. Après le travail, j’enchaîne avec l’entraînement au terrain d’athlétisme de Radès où je retrouve mon coach et une équipe mixte d’athlètes. Nous sommes 6, 7 personnes toutes catégories confondues à nous entraîner à la perche sur le Grand Tunis.
À 19h, les entrainements s’arrêtent du fait que la direction de la cité olympique ferme le terrain et nous refuse les entraînements en nocturne (nécessitant d’allumer les projecteurs); une frustrante et bien triste situation. Heureusement que mon coach, Ayed Berhaiem, est là pour me permettre de surmonter mes doutes. C’est un coach à la russe, qui ne laisse pas transparaitre ses émotions. Pas le genre à te féliciter mais c’est un ultra passionné qui cherche constamment à me faire progresser, qui respecte l’effort que je fais. Avec le temps, il est devenu comme un membre de la famille. C’est un grand monsieur.
Le tournant
Ettachkila : Tu prends ton envol lors des Jeux Africains de 2017 et surtout en 2019 à Rabat, où tu établis ton record personnel (Dorra a remporté le concours de la perche lors des Jeux africains de 2019 en battant le record de Tunisie, pour le porter à 4m31, ndlr). Comment est-ce arrivé ?
Dorra Mahfoudhi : En 2018 je termine mes 5 ans d’études mais ne réussis pas à avoir le résidanat. Je décide alors de faire une année sabbatique à la fin de l’internat pour me consacrer pleinement à l’entraînement, avec les Jeux Africains 2019 en ligne de mire.
Ma préparation me porte chez mon club français de Haute Bretagne Athlétisme et chez un entraîneur ami, Joël Bailly, paix à son âme : un coach passionné, facilitateur et à la grande générosité. Cette année, je l’avais vécue comme une véritable athlète professionnelle, avec un plan et des échéances claires mais aussi des rencontres marquantes et de la réussite à la clé. J’en garde encore de merveilleux souvenirs.
Ettachkila : Au pic de ta carrière, la pandémie du Covid vient couper un élan qui devait te mettre sur la route des Jeux Olympiques de Tokyo. Dans quelle mesure cela t’a-t-il impactée ?
Dorra Mahfoudhi : Avec un statut de championne d’Afrique et la réussite au concours de résidanat, j’étais désormais focalisée sur les JO. Comme j’étais loin des minimas (4m70, ndlr), il fallait que j’améliore mon ranking mondial pour intégrer le TOP 30 et valider ma qualification. Cette stratégie impliquait la participation à plusieurs tournois mais avec l’avènement du Covid-19 et l’arrêt des compétitions, cela n’a pas été possible.
Il faut savoir que nous ne disposons d’aucune salle de sports indoor en Afrique, contrairement à d’autres pays où les installations permettent de rester compétitif. En Belgique par exemple, j’ai appris qu’une consoeur belge (étudiante en médecine, comme moi) avait pu se qualifier aux JO en s’entraînant et en habitant à une salle de sports indoor durant la pandémie. Ça fait toute la différence.
Ettachkila : Comment as-tu géré psychologiquement cette période ?
Dorra Mahfoudhi : C’était très frustrant de ne pas pouvoir me battre pour mes objectifs mais la situation sanitaire qu’affrontait le monde m’a permis de relativiser. Tout en continuant à entretenir ma condition physique avec mon coach à la forêt de Radès, j’ai repris la médecine en travaillant comme médecin volontaire pour la lutte contre le Covid au SAMU de Tunis. L’année d’après, je commence ma spécialité en chirurgie viscérale et digestive.
Ettachkila : « Faire plus avec moins » est une qualité typiquement tunisienne. Comment nos sportifs arrivent-ils à surperformer dans un cadre structurel et financier aussi précaire ?
Dorra Mahfoudhi : C’est très vrai. Si tout était disponible, on n’aurait peut-être pas eu les mêmes résultats. C’est un contexte qui forge le caractère et qui donne un surplus de motivation. Mais en contrepartie, les difficultés structurelles quotidiennes peuvent devenir exténuantes et mettre à rude épreuve la santé mentale quand on n’est plus centré sur son objectif, quand on se compare aux athlètes européens qui ont la vie plus facile.
Ettachkila : La parole se libère de plus en plus autour de la santé mentale depuis les précédents Naomi Osaka, Simone Biles, Mardy Fish etc. Comment fais-tu pour gérer la charge mentale liée à l’obligation de résultat, les records, le fait de devoir refaire tes preuves à chaque saut..?
Dorra Mahfoudhi : J’ai la chance d’avoir un coach qui comprend l’importance du mental dans la performance sportive. Les attentes autour du sport peuvent parfois être énormes surtout quand un(e) athlète porte les espoirs de tout un pays (comme pour Ons Jabeur). Le saut à la perche est un sport propice aux blocages puisqu’il allie course et saut. Mais je pense qu’un(e) perchiste n’est pas sensé(e) réfléchir avant le saut. Il faut faire le vide, éliminer les parasites et être totalement présent à chaque essai. Mon rythme de vie et mon passage au Lycée Pilote (où j’ai appris à m’autogérer) me permettent de mieux aborder cet aspect.
Ettachkila : Quels sont tes projets et tes objectifs pour l’avenir, surtout à l’horizon des JO de Paris en 2024 ?
Dorra Mahfoudhi : J’ai récemment participé au meeting All Star Perche à Clermont-Ferrand, histoire de me remettre en jambe, et je me projette déjà dans les compétitions qui vont démarrer à partir du mois de Juin : les Championnats d’Afrique à Maurice, les Jeux méditerranéens à Oran, les Jeux islamiques et les Jeux de la francophonie à Kinshasa. Après, il m’est difficile de me projeter dans les JO, d’autant plus que le programme de préparation n’est pas encore arrêté et que le support de la Fédération se limite vraiment au strict minimum.
Ettachkila a enfin souhaité poser quelques questions introspectives à Dorra Mahfoudhi, qui s’est prêtée au jeu avec beaucoup de lucidité.
Ettachkila : Qu’est ce qui te fait lever le matin ?
Dorra Mahfoudhi : Mon engagement envers mon travail, que j’adore.
Ettachkila : Que sont devenus tes rêves d’enfant ?
Dorra Mahfoudhi : Quelques-uns se sont éteints mais j’en vis beaucoup d’autres, heureusement.
Ettachkila: Qu’es-tu capable de refuser ?
Dorra Mahfoudhi : De laisser tomber mes proches, les gens qui comptent pour moi. Mais aussi de faire des choses contre mes principes.
Ettachkila : À quoi as-tu renoncé ?
Dorra Mahfoudhi : À mon confort, mon temps libre..
Ettachkila : Le mot de la fin ?
Dorra Mahfoudhi : Merci pour l’intérêt que vous m’avez montré et pour cet agréable moment de partage. Je souhaite le meilleur à la Tunisie car, où que l’on aille, on ne sent jamais vraiment comme dans son pays.
Le Making-of de l’interview
Lieu : Depuis chez elle, via WhatsApp.
Durée de l’interview : 1h30.
Autres personnes présentes : Ses chats (restés calmes et très silencieux tout au long de l’interview).
Boisson consommée durant l’interview : Une tisane.
Degré de connivence : 0/10. Il s’agit de la toute première interview qu’elle nous accorde.
La note qu’on lui met pour l’interview : On lui aurait volontiers mis un 10/10 mais ce sera un 9/10 pour rester fidèle à son caoch Ayed Berhaiem.
Interview réalisée par Walid Helali