Récent champion de l'UAE First Division League (D2 émiratie), Fathi Laabidi a réalisé un parcours remarquable pour mener le club d'Al Orooba en UAE Arabian Gulf League après près de 30 ans d'absence. Ettachkila vous propose de découvrir la face méconnue de cet esthète discret, vrai romantique du football, diplômé de l’école belge et passé notamment par le Club sportif de Hammam Lif et le Club Africain. Mots d’ordre : psychologie, pédagogie et... beau jeu
Ettachkila : Bonjour coach. D’abord félicitations pour cette montée historique..
Fathi Laabidi : Merci beaucoup ! Cette montée vient effectivement récompenser une saison historique et très particulière pour notre club qui retrouve l’élite après près de 30 ans d’absence. J’essaie tout de même de maintenir la concentration des joueurs intacte pour notre dernier match avant la cérémonie de réception du trophée (ndlr : déjà assuré de finir champion au moment où nous réalisions cette interview, Al Orooba était à la mise au vert pour un dernier déplacement sur la pelouse d’Al Bataeh Club, 1-1)
Ettachkila : Cet exploit est d’autant plus marquant qu’Al Orooba était un outsider qui a surpris son monde en terminant champion de l’UAE First Division League. Quelles étaient les clés de réussite de votre saison ?
Fathi Laabidi : Je dois dire que quand j’ai pris en charge le club en Août dernier, Al Orooba ne payait pas de mine avec un effectif correct et un passif de 3 décennies consécutives en D2. J’ai entrepris avec mon staff un travail de fond basé notamment sur un plan de jeu ambitieux et une meilleure athlétisation des joueurs : nous sommes la seule équipe à faire 2 séances d’entraînement par jour, c’est un fait rare même pour les grandes écuries du Golfe.
Ettachkila :Y a t-il eu justement des résistances de la part de tes joueurs, surtout avec cette mentalité d’« easy going » qu’on observe dans les championnats du Golfe ?
Fathi Laabidi : Mes relations avec mes joueurs sont basées sur l’exigence et l’honnêteté : j’ai clairement transmis mes idées de manière personnalisée (selon la personnalité de chacun) et beaucoup travaillé sur la cohésion… Les entraînements sont filmés, découpés et décortiqués pour les réajustements individuels et collectifs.. Pour moi, il était très important que mes joueurs puissent sentir qu’ils progressent.. J’ai vu qu’ils avaient totalement adhéré au projet dès les matchs de préparation d’avant-saison contre de bonnes équipes de D1..
Ettachkila : Quels étaient les moments les plus difficiles de votre saison ?
Fathi Laabidi : Clairement la période où 15 joueurs avaient été touchés par le Covid-19 avec le staff. De ce fait, notre préparation avait été perturbée et j’étais contraint d’aligner les jeunes pour 2 matchs importants : Dieu merci nous avons fait 6 points sur 6 possibles. Globalement, notre parcours n’a pas été facile avec un championnat compétitif et comprenant un noyau de 6 très sérieux prétendants à la montée..
Ettachkila : Comment définirais-tu justement ton style de coaching ?
Fathi Laabidi : En tant qu’entraîneur, j’estime détecter rapidement les déséquilibres durant les matchs : à titre d’exemple, nous avons effectué quatre « remontadas » contre des concurrents directs à l’accession suite à des changements intervenus après la (70’) mn. Pour moi, il y a deux types de coachs : les méticuleux qui travaillent avec des arrêts sur image, qui préparent le plan de match en amont au détail près, et des coachs qui préparent bien l’équipe et le dispositif mais qui composent avec l’instantané durant le match. Je me considère de la deuxième catégorie. Pour moi, un bon entraineur n’est pas celui qui prétend détenir la vérité du football, mais celui qui s’en approche le plus.
Ettachkila : Quels autres aspects du football moderne te permettent-ils de t’approcher de cette vérité ?
Il y a bien sûr la data qui est indispensable pour analyser et affiner sa démarche mais chaque match donne une vérité nouvelle. Les chiffres te permettent de mieux comprendre certains faits de jeu mais le football se renouvelle sans cesse, l’émotion change énormément.. Comme tout être humain qui peut se tromper, un joueur peut parfois connaître des « absences » durant son match car il a été absorbé par une émotion. Pendant mes entraînements, je fais des situations réelles mais je ne sais pas avec exactitude sur quoi ça va aboutir le jour du match. C’est pour cela que l’émotion est indissociable de la data.
« Un jeune joueur n’est pas une console de jeu qu’on manipule avec une manette : il s’agit de gérer aussi bien le JEU que le JE »
Ettachkila : D’où te vient cette double approche psychologique et opérationnelle du football ? Peux-tu nous donner une vue d’ensemble sur ton parcours académique ?
Fathi Laabidi : Ma formation académique en Belgique, où j’ai obtenu mes diplômes UEFA A et UEFA Pro Licence, a été déterminante dans la mesure où ce parcours t’oblige nécessairement à passer d’abord par les jeunes de 5 à 8 ans où il est question (en plus de la psychomotricité, la latéralité etc) de travailler la concentration des gamins avec le ballon tout en leur permettant de s’amuser. Jusqu’à la catégorie 14-16 ans où il est plutôt question de composer avec la puberté, avec des garçons qui cherchent encore leur personnalité, qui commencent à dire « Non ! »
Une fois ce cycle de 2 ans (100% orienté jeunes) achevé, c’est là que tu commences le cycle « Equipe première » : d’abord sur comment améliorer ton équipe en modélisant une autre équipe-référence, puis sur comment contrer l’équipe adverse. Ce cursus m’a permis de maîtriser la tactique en étant un bon pédagogue quand j’ai entraîné des équipes Senior.
Ettachkila : Quelles étaient tes influences et tes figures d’attachement durant tes débuts ?
Fathi Laabidi : Ce que certains ne savent peut-être pas, c’est que j’ai joué comme n°10 au Club sportif de Hammam Lif. D’abord sous les ordres de Khaled Hosni chez les Juniors avant d’être promu chez les A par un certain André Nagy dont la philosophie contrastait avec le football ultra défensif de son prédécesseur Dietcha, qui illustrait bien l’adage « bon gabarit, bon joueur» en vogue à l’époque. Moi qui étais petit de taille, je devais me débrouiller autrement… (rires).
Avec 5 autres Juniors, André Nagy nous avait pris sous son aile, il nous ramenait une heure avant l’entraînement, nous parlait Foot.. Je me rappelle qu’il nous avait donné à chacun une balle de tennis et nous a demandé de toujours la garder sur nous et de jongler avec, de faire des passes contre le mur. Avec ce rapport, il nous a viscéralement permis de « sentir » le ballon et d’augmenter nos sensations de jeu.
Ce n’est pas une surprise si André Nagy a aussi transformé le jeu du CSHL qui commençait à jouer au ballon comme il savait traditionnellement si bien le faire… Il faut savoir que Hammam-Lif a pu perpétuer une tradition de beau jeu dès les années 1940 grâce à des dirigeants qui avaient ramené des entraîneurs de haut niveau, des majeurs de promotions tels que les Edmond Delfour, Louis Menjou pour ne citer qu’eux…
Cette expérience a forgé en moi une grande sensibilité au jeu. Je suis admiratif de l’école nantaise et des joueurs qui font vivre la balle et procurent des émotions car je conçois le football comme un véritable spectacle : S’il va de soi que Messi incarne son sport aujourd’hui, j’adore des joueurs comme Jay-Jay Okocha, Tarek Tayeb , Hatem Ben Arfa.. De vrais artistes qui allient esthétique, vivacité d’esprit et rapidité d’exécution.
« En Tunisie, toutes les idées sont applicables, à condition que les dirigeants y croient »
Les expériences en Tunisie
Ettachkila : Ce n’est pas un hasard si ton aventure en Tunisie commence par la porte de Hammam-Lif, avant de passer par les cases Hammam-Sousse, Béja et le CA comme adjoint puis head coach intérimaire. Quel retour sur expérience garde tu aujourd’hui de ces étapes ?
Fathi Laabidi : Tout d’abord, je dois préciser que je dois mes débuts réussis en Tunisie à la confiance du président de l’époque Mongi Bhar qui avait vu la passion et la méthode en moi malgré mon manque d’expérience (deux expériences en Belgique avec Le Royal Cercle sportif La Forestoise et L’Union saint-gilloise). J’ai récupéré un groupe mal classé, en proie au doute et pu faire un parcours de champion à la phase retour avec des garçons complètement relancés comme Ahmad Harrane, Mohamed Slama, Walid Messaoudi pour ne citer qu’eux.. Le CSHL a par ailleurs joué un rôle d’arbitre du championnat 2008/09 (en battant notamment le CA 3 buts à 1, ndlr) tout en développant un jeu chatoyant et digne de la tradition du club. Un club que j’ai retrouvé quelques années plus tard pour une courte mission maintien également réussie.
D’ailleurs une de mes idoles, Jean-Claude Suaudeau (entraîneur du FC Nantes de la grande époque, ndlr) avait dit une fois, et à juste titre : « on ne peut se sauver que par le jeu »
Ettachkila : Après Hammam-Lif, tes expériences en Tunisie furent relativement de très courte durée. Pourquoi ?
Fathi Laabidi : Après les passages que j’estime tout de même utiles à Hammam-Sousse et Béja, je n’ai eu qu’une toute petite chance au CA malgré que j’ai laissé une empreinte sur le jeu en un laps de temps très court.. Encore une fois, en Tunisie cela dépend beaucoup de la vision du dirigeant, s’il est capable de croire en le projet de jeu et de le soutenir.. C’est devenu quelque chose de très rare..
« C’est un coach empathique qui te mets en valeur d’abord comme être humain. Avec lui au CSHL, j’ai retrouvé le plaisir de jouer. Sa sérénité sur la ligne donnait beaucoup de confiance à l’équipe…Il sent ses matchs et avait vraiment ce flair pour très vite corriger ce qui n’allait pas.»
Amine Ltifi au sujet de Fathi Laabidi
Singularité de la génétique, rôle du mental..
Ettachkila : Tu pars rouler ta bosse par la suite au Bahreïn (à Al Najma puis au Ahli Club) où, avec ton staff, tu pousses l’expérimentation en touchant un aspect Recherche & Développement assez inédit. Peux-tu nous en parler ?
Fathi Laabidi : J’ai profité du savoir-faire de mes adjoints Anis Messaoudi et Anis Chaieb pour développer une méthode de travail personnalisée et propre au profil génétique de chaque joueur : En fonction des résultats de tests génétiques qu’on envoyait en France, on changeait de méthode d’entraînement voire parfois de poste pour certains. Du point de vue de la morphologie et du profil génétique, les joueurs sont très différents les uns des autres, ça n’a aucun sens de les entraîner tous de la même manière.. Au contraire, ça peut être nocif..
Ettachkila : Comment vous ai venue cette idée ?
Fathi Laabidi : Le déclencheur a été l’observation chez un de mes anciens joueurs à Al Najma de pics anormaux au niveau de sa pulsation cardiaque : c’était un joueur maigre mais très explosif qui jouait milieu de terrain et fournissait une très grosse débauche d’énergie et faisait beaucoup de montées. Son test génétique a révélé des spécificités qui pouvaient déclencher un arrêt cardiaque s’il n’espaçait pas ses efforts. Du coup, nous lui avons concocté un programme d’entraînement à la carte et je l’ai reconverti en défenseur axial pour ne pas brider son explosivité. Ce procédé nous a permis de maximiser le potentiel des joueurs tout en préservant leur santé.
Ettachkila : Tu accordes une place prépondérante au mental. Un levier de performance qui subit énormément de variation chez le joueur sans pour autant être pris au sérieux en Tunisie. Comment tu expliques ce phénomène ?
Fathi Laabidi : C’est très vrai…En Tunisie, les jugements de valeur sont monnaie courante. Les pics émotionnels sont très présents dans le métier de footballeur et il faut être formé pour savoir les gérer. Par exemple, un joueur de type extraverti qui répond à son entraîneur est souvent considéré comme arrogant alors qu’il est juste différent et qu’il faut trouver la bonne manière de l’approcher et d’augmenter encore ses points forts.
Un autre volet important, c’est comment travailler le volet mental collectivement : J’avais beaucoup observé l’étoile de Roger Lemerre et pu constater la manière qu’il avait de maximiser la concentration de ces joueurs. Tu peux le voir après ses 3 premiers matchs (qui étaient compliqués) et plus particulièrement à partir de la (70’) mn : la concentration est au Top, les rôles sont définis et respectés aussi bien à la possession qu’à la perte du ballon. C’est tout un travail qui se fait en amont et qui passe par beaucoup de proximité avec les joueurs pour créer cette adhésion.
Pour moi, la concentration est un « mode de vie ». Le match de mes équipes commence dès le début de la semaine, j’accompagne mes joueurs, observe leur comportement (y compris à l’échauffement) puis je m’adapte et peux même parfois déléguer la causerie d’avant-match comme je l’ai fait cette saison avec notre masseur brésilien d’Al Orooba à qui j’avais demandé quelques minutes plus tôt de tenir le discours d’avant-match d’une rencontre décisive. Marcelo, d’habitude très jovial, qui lançait toujours des « enjoy ! » à tout le monde, avait alors tenu un discours inoubliable et était ému aux larmes. Je n’vais pas ajouté un mot et nous l’avons emporté ce jour-là.
L’émergence de la nouvelle génération de coachs tunisiens..
Ettachkila : Que pense-tu de l’émergence de cette nouvelle génération de coachs tunisiens (Jaidi, Nafti, Kouki, Manai..) et comment cela peut-il profiter au football tunisien ?
Fathi Laabidi : Je suis heureux de voir cette génération percer et de manière générale tous les entraîneurs qui réussissent et qui côtoient le haut niveau. Ce sont en quelque sorte les ambassadeurs de la Tunisie et quand je vois ce qu’ils font, j’applaudis. Maintenant attention : nous n’avons encore rien fait, il faut aller encore plus en profondeur, rester assoiffé car on peut atteindre des postes au plus haut niveau et nous ne manquons pas de compétences. En un mot : je crois beaucoup en l’école tunisienne. Faut y aller, tous !
Ettachkila : Tu as par ailleurs eu un certain Moine Chaabani sous tes ordres au CS Hammam-Lif. Peux tu nous parler de son profil ?
Fathi Laabidi : Moine était un capitaine exemplaire : charismatique, à l’écoute, respectueux.. et puis c’est quelqu’un qui sait parler et trouver les bons mots en public. En tant qu’entraîneur, il aime son métier et a su tirer profit des expériences où il a côtoyé de grands coachs.. Son baptême de feu (1/2 finale retour de la CAF CL contre Primeiro de Agosto.après une défaite à l’aller, ndlr) était une arme à double tranchant et je suis content des réussites qui s’en sont suivies.
Je suis également ravi de voir un autre de mes anciens joueurs, Lasaâd Dridi, performer à ce niveau et laisser son empreinte partout où il est passé. Après, mon message est le même pour tous les coachs tunisiens : continuer à se développer et à aller encore plus haut..
Fathi Laabidi l’homme
Bosseur structuré mais aussi très porté sur la relation et l’écoute des autres, le natif de Kairouan ayant grandi et passé toute sa jeunesse à Hammam-Lif, estime avoir reçu le don de la sensibilité et dit tenir ses traits de personnalité d’un père charismatique, droit, très rigoureux et d’une mère aimante et à la joie de vivre communicative. Nous lui avons posé ces quelques questions :
Ettachkila : Qu’est ce qui te fait lever le matin ?
Fathi Laabidi : La motivation que me procurent les pensées à ma famille et à mes parents, que Dieu les bénisse et les protège..
Ettachkila : Que sont devenus tes rêves d’enfant ?
Fathi Laabidi : Gamin, je rêvais de devenir pilote de chasse, de conduire des avions militaires.. Mais la passion du football est devenue ma vocation pour le vie (rires).
Ettachkila : Qu’es-tu capable de refuser ?
Fathi Laabidi : (après un petit silence) De faire du mal aux autres..
Le Making-of de l’interview
Lieu(x) : Entre Tunis, Paris et l’Emirat de Fujairah où Fathi Laabidi tenait une mise au vert de son équipe pour le dernier match de la saison alors qu’Al Orooba était déjà sacré champion (un choix plutôt inhabituel pour ses dirigeants)
Durée de l’interview : Environ 3 heures (interview entrecoupée par la rupture du jeûne aux émirats, décalage horaire oblige)
Degré de connivence : 0/10, il s’agit de notre tout premier contact.