L’homme qui murmure à l’oreille de Guardiola

En souffrance en Champions League depuis 2013, Pep Guardiola a pu compter durant sa formidable carrière sur les conseils d’un véritable « spécialiste » de l’échec et immense champion espagnol de water-polo : Manuel Estiarte. Ettachkila vous invite à découvrir l’histoire atypique de ce « coach du coach » à l’influence énorme sur l’entraîneur des Citizens

El Maradona del agua

Surnommé « El Maradona del agua » (Le Maradona de l’eau, ndlr), l’ancien international espagnol de water-polo Manuel Estiarte est considéré comme l’un des meilleurs joueurs de tous les temps dans sa discipline, avec notamment 7 titres de meilleur joueur du monde et 6 participations aux Jeux Olympiques (seul sportif espagnol à avoir réalisé cet exploit en compagnie de Luis Alvares Cervera en sport équestre).

Pourtant, celui qui totalisera 578 matchs avec l’Espagne ne connut que des échecs à l’international entre 1980 et 1996, avec notamment une finale des championnats d’Europe perdue à Athènes en 1991, deux finales de championnats du monde perdues à Perth en 1991 et à Rome en 1994, mais surtout une cruelle défaite en finale des JO de Barcelone 92 (non loin de sa ville natale catalane de Manresa) face aux italiens dans l’extra-time.

Issu d’une famille sportive, Manuel Estiarte connut, à seulement 19 ans, ses premiers JO à Moscou en 1980 (3 ans après avoir fait ses débuts internationaux) et épatera les plus sceptiques en terminant meilleur buteur du tournoi. Un exploit qu’il rééditera aux JO de Los Angeles 1984, Séoul 1988 puis Barcelone 1992, sans jamais décrocher l’or tant convoité.

Le drame familial

Aux échecs sportifs d’Estiarte s’était ajoutée une véritable tragédie familiale : à peine un an après les JO de Los Angeles 1984, sa sœur ainée Rosa (qui s’est occupée de lui pendant une grande partie de son enfance) se suicide dans la maison familiale devant ses yeux.

Cette nageuse spécialiste de la brasse, 12 fois championne d’Espagne, comptait parmi les espoirs du pays et a participé aux JO de Montréal en 1976 (relais 4 × 100 m brasse). Le suicide de Rosa marquera à vie son frère qui reviendra sur ce douloureux événement dans son autobiographie (« Todos mis hermanos » parue en 1999).

Pour honorer la mémoire de sa sœur, Manuel Estiarte trouvera les ressources et la force mentale pour persévérer malgré les échecs sportifs à répétition, jusqu’à remporter l’or olympique en 1996 à Atlanta (à l’âge de 35 ans) puis, 2 ans plus tard, le championnat du monde à Perth.

« J’ai rêvé de ce moment toute ma vie. Durant les dix dernières secondes de la finale olympique, je garde le ballon et l’Espagne remporte la médaille d’or. J’aurais attendu cinq Jeux olympiques, et ce sera finalement arrivé. »

Manuel Estiarte

Véritable modèle sportif en Espagne, Manuel Estiarte, mettra un terme à sa riche carrière avec une participation aux JO de Sydney 2000 où il sera le porte-drapeau de la délégation espagnole et recevra en 2001 le prestigieux « Premios Princesa de Asturias » récompensant des travaux d’envergure dans différentes catégories comme les arts, le sport, les sciences sociales, la coopération internationale ou la recherche scientifique.

Une complicité catalane

C’est à Barcelone aux fameux JO de 1992 que le chemin de Pep Guardiola (auréolé de la Coupe des clubs champions remportée par le Barça quelques semaines plus tôt) se joint à celui d’Estiarte.. Les deux hommes feront une apparition commune remarquée à la cérémonie d’ouverture. Et si les destins des équipes de football (brillant vainqueur du tournoi) et de water-polo (malheureux finaliste face à l’Italie) sont opposés, les deux catalans se lient d’amitié et restent en contact.

L’année 1994 verra les deux hommes rapprochés dans la défaite en se faisant battre par les italiens (encore eux) respectivement en finale de la Coupe des clubs champions face au grand Milan AC de Fabio Capello et en finale des championnats du monde de water-polo à Rome.

Nouvelle carrière, même reconnaissance

Après avoir raccroché son bonnet, Estiarte devient membre du Comité International Olympique, offrant son expertise et son expérience dans le sport de haut niveau, jusqu’au jour où un vieil ami l’appelle…

Promu à la tête du Barça en 2008 où il écrira l’une des plus belles pages du football contemporain en apportant une évolution importante au jeu dans la lignée des Rinus Michels, Arrigo Sacchi ou Johan Cruyff, Guardiola sollicite Estiarte dans son staff pour l’aider dans le management au quotidien et la prise de décision personnelle. Capable de mettre le foot en perspective en utilisant ses propres expériences personnelles (triomphes et échecs sportifs), Estiarte cumulera également le poste de responsable des relations extérieures du Barça entre 2008 et 2012.

Grand admirateur du poloïste depuis sa jeunesse, Guardiola lui reconnaît comme principales compétences d’être le meilleur tireur de l’histoire – bien que dans un sport différent du sien – et surtout d’être l’un des plus grands experts en body language… Il déclarera au sujet du Maradona del agua : « les plus grands ont en commun cette qualité, cette intuition ».

À Rome,15 ans après sa finale perdue aux championnats du monde, Manuel Estiarte prendra une autre belle revanche sur le sort en remportant la Ligue des champions 2008/09 face à Manchester United dans ce qui restera encore comme l’une des meilleures prestations sportives collectives de l’histoire.

L’homme de confiance de Guardiola le suivra par la suite en Allemagne où le tandem remporte 3 Bundesliga avec le Bayern en écrasant la concurrence. Guardiola, qui, avant de prendre en main le club bavarois, avait passé une année sabbatique à New York (où il avait rencontré de grandes figures d’inspiration comme le grand maître des échecs Garry Kasparov), déclarera qu’Estiarte l’aidait à voir les choses d’un angle différent (il utilisera souvent l’expression « voir les choses d’en haut » ), comme lorsqu’il le dissuada de sanctionner des cadres du Bayern ou encore lorsqu’il donnera son avis sur le départ du turbulent Samuel Eto’o du Barça. Pep ne se passera plus jamais des conseils d’Estiarte qui l’accompagnera par la suite chez les Citizens de Manchester City où il occupera le poste de « Director of first team support »

« Je discute beaucoup avec lui, pas de football parce que je n’ai rien à lui apprendre, mais de sport : des intuitions, des sensations »

Manuel Estiarte au sujet de Pep, dans son autobiographie (préfacée par Guardiola)

Si Guardiola a unanimement acquis le titre de maître tacticien en football en variant ses sources d’inspiration (il s’est entre autres inspiré de la formation 3-3 du water-polo en phase offensive), le background unique d’Estiarte a influencé les décisions de Pep l’homme et le manager, beaucoup plus qu’on ne le pense.. Pep déclarera : « Les entraîneurs sont seuls, très seuls..sa vision (d’Estiarte) m’aide énormément ».

Le binôme fonctionnera à merveille, avec notamment 3 Coupes du monde des clubs, 2 Champions Leagues et 8 championnats nationaux en 11 ans.. Quant à Guardiola, qui tangue en ce moment dans les eaux européenne avec les Citizens, il pourra toujours compter sur l’ancien As des piscines pour tirer des échecs l’énergie de continuer..

La success story du duo catalan n’est pas prête de s’arrêter en si beau chemin. Et ce n’est pas le parcours d’El Maradona del agua qui nous enseignera le contraire.