Vice-championne du monde d'escrime à Leipzig en 2017, l’athlète tunisienne, Azza Bebes, a confié son sentiment dans cette longue interview quant au report des Jeux olympiques de Tokyo 2020.
Bonjour, tout d’abord, pourriez-vous partager avec nous vos nouvelles ? Comment se passe pour vous cette période de confinement générale ?
Ce n’est pas une période facile évidemment. Mais personnellement j’ai anticipé dès l’annonce de [Emmanuel] Macron [le président de la France] et je suis partie me confiner dans les montagnes loin des gens. Je sais que beaucoup d’autres athlètes parisiens ont fait pareils. Rester confiné(e) dans un appartement à Paris est une vraie torture surtout pour les sportifs de haut niveau. On ne peut pas faire grand-chose à part quelques exercices sur un tapis. Le fait d’être partie dans les montagnes me permet de me maintenir physiquement et être dans un beau cadre au moins pour supporter ce confinement. Je sais que d’autres personnes n’ont pas cette chance, malheureusement, mais il était impératif pour moi de ne pas perdre le cardio dans cette période pour préparer le retour éventuel des compétitions internationales. Mais j’avoue que le temps parait long parfois, surtout maintenant qu’on sait que le confinement continuera jusqu’au 15 avril minimum …
Comment vous vous sentez sur le plan physique et mentale avant cette annonce du Comité International Olympique ?
Comme je l’ai dit auparavant, j’ai le cadre idéal pour maintenir ma condition physique. Cela étant, l’escrime nécessite un travail spécifique qui ne peut pas être reproduit en préparation physique générale. Donc se contenter des exercices physiques n’est pas suffisant, malheureusement, mais on doit faire avec.
Mentalement, l’attente et le flou autour de la date de reprise des compétitions, les nouvelles modalités de qualification olympique, rendent la tâche encore plus difficile pour les athlètes. La motivation s’effrite au fil du temps et il est impératif de rester déterminé dans cette période de confusion.
« Quand l’information officielle du report a été prononcée, j’étais soulagée »
Quelle a été votre réaction à ce report des jeux Olympiques de Tokyo 2020 ?
Mitigée. D’un côté, j’étais frustrée que les compétitions soient suspendues et que les qualifications ne puissent pas aller jusqu’au bout alors qu’il restait la dernière épreuve qualificative prévue initialement du 20 au 23 mars. D’un autre côté, j’étais un peu anxieuse en suivant les infos qui tombaient en compte-gouttes par ci et par là sans qu’on puisse, athlètes, savoir le vrai du faux. Puis, avec l’aggravation de la situation sanitaire mondiale, y avait plus de doute sur le report des JO, surtout avec le boycotte des pays comme le Canada et l’Australie, et les voix des autres fédérations internationales qui s’élevaient une par une.
Donc, quand l’information officielle du report a été prononcée, j’étais soulagée ! car comme beaucoup d’athlètes, ma priorité n’était plus les JO ou la qualification, mais la santé de mes proches et celle des amis sportifs. Quand je vois ce qui se passe en Italie, je pense à ce que vivent les escrimeurs italiens là-bas. Ce serait injuste de parler des JO alors qu’ils ont peut-être perdu un proche …
Vous avez eu peur que les Jeux aient tout de même lieu en juillet malgré les conditions sanitaires et sportives extrêmement compliquées ?
Oui bien sûr. J’avais imaginé deux scénarios tout aussi désastreux l’un que l’autre.
Un premier, avec la crise sanitaire et donc le risque de contamination chez les athlètes ( Un peu plus de 10 000 dans le village olympique) et les spectateurs ( Estimés à 6,5 millions de touristes qui viennent pour les JO).
Un deuxième, avec des JO à huis clos, et là ça sera un coup dur pour les organisateurs [ Le Japon] avec des pertes financières colossales, liées à la billetterie, aux sponsors etc, mais surtout, pour les athlètes, qui se préparent depuis des années pour disputer LA compétition de leur vie, et qui se retrouveraient à jouer dans des stades vides et sans aucune âme. L’essence même des JO, qui est la plus grande fête sportive dans de la planète, est justement les supporteurs. Leur absence sera un désastre, bien que moins important que la crise sanitaire actuelle.
Sur la nouvelle date des JO : « Personnellement les deux dates ont leurs avantages et inconvénients … »
Certains athlètes disaient que si les JO seraient maintenus, elles seraient faussées, partagez-vous cet avis ?
Personnellement je ne pense pas. Un athlète de haut niveau est confronté à des situations extrêmes à longueur de saison. L’adaptation est la force même d’un athlète face aux différents adversaires et circonstances.Ils sauront s’acclimater pour continuer les qualifications jusqu’aux JO de Tokyo quelle que soit la date du report. Le seul paramètre à prendre en compte, ce sont les athlètes blessés ou en méforme pour faire les JO en juillet 2020 : Ceux-là, ils auront plus de temps pour se rétablir et se préparer. Je dirai tant mieux pour le show [le spectacle], mais de là à dire que les résultats seront faussés, je ne le pense pas personnellement.
Vous auriez préféré un report à l’automne 2020 ou l’été 2021 ?
Personnellement, je considère que les deux dates ont leurs avantages et inconvénients. L’automne 2020 me convient par rapport à ma situation professionnelle : je suis actuellement en congé sans solde jusqu’aux JO, le plus tôt les JO seront disputés, sera le mieux pour moi pour reprendre au plus vite mon activité professionnelle. Au même temps, l’été 2021 est une meilleure option sur le plan sportif, car j’ai subit de blessures qui m’empêchent de m’entrainer d’une façon continue et intense. Avoir du temps pour me soigner et revenir plus forte est ce qu’il y a de mieux pour augmenter mes chances de faire un meilleur résultat aux JO : pour faire simple, je serai toujours plus forte sans mes blessures !
Sur la suite du programme : « Pour l’instant, je ne pourrai pas me prononcer là-dessus … »
Certains athlètes sortiront de ce confinement bouleversés, voir mentalement touchés, le craignez-vous ?
Non je ne le crains pas ! Les athlètes possèdent une force mentale au-delà de la moyenne. Ils sont confrontés à un stress permanent durant les entraînements et ou les compétitions internationales. Ce confinement inédit et inhabituel dans leur mode de vie est une épreuve de plus dans leurs carrières. Mais je n’ai nullement de doute sur leur capacité à s’en sortir indemne et sans souci.
Maintenant que la décision est tombée, quel va être votre programme ? Comment abordez-vous la suite ?
Pour l’instant je ne pourrai pas me prononcer là-dessus sans aucune information confirmée. D’une part, on ne peut pas savoir quand est-ce que cette crise sanitaire sera finie, ni comment sera le monde après. D’autre part, on ne sait pas comment on s’en sortira financièrement maintenant que les compétitions sont suspendues et que les JO reportés. Ce n’est pas mon cas, car je n’ai pas de sponsors, mais les autres qui en ont et dont les contrats courent jusqu’aux JO 2020, se poseront la question : quid de ces contrats avec le report des JO ?
Pour les athlètes tunisiens, et avec ce qui se passe en Tunisie, on peut imaginer que les ressources de la nation seront dédiées au secteur sanitaire. Les athlètes, qui dépendent des aides de l’Etat pour préparer les JO, pourront subir les conséquences d’un éventuel « cut » [coupe] budgétaire. Toutes ces questions font qu’il est trop tôt de spéculer ou de planifier quoi que ce soit. Personnellement, je continue à me maintenir physiquement pour toute éventualité de reprise imminente des compétitions.
Sur le soutien financier de la Tunisie : « Pour l’instant, concentrons-nous sur le rétablissement de la situation sanitaire du pays … »
Après tant d’effort et de préparation, replonger dans ce quotidien pour une année supplémentaire, il faut rester extrêmement solide pour relever le défi ?
On peut être négatif et à ce moment, c’est évident qu’on sera à bout psychologiquement. En rajouter une année supplémentaire de préparation olympique serait très pénible mentalement et physiquement.
Mais si on veut rester positif, nous considèrons ce report comme une opportunité pour mieux se préparer encore pour les JO. Pour ma part, c’est comme ça que j’aborde les choses, je reste positive et enthousiaste. Vaut mieux voir la moitié pleine du verre !
Si le CIO décide de repartir de zéro pour les qualifications aux JO, est-ce que cette décision serait injuste ?
Le CIO a déjà annoncé que les athlètes qualifiés garderont leurs places aux JO. Il n’y a pas de débat là-dessus et c’est tant mieux car, effectivement, ça serait injuste de repartir de zéro.
Parlons du volet économique, la donne change complètement pour vous, vous auriez plus que jamais besoin du soutien de la Tunisie pour aller jusqu’au bout ( 2021) ?
Effectivement, comme je l’ai dit un peu avant, faute de sponsors, je dépends entièrement des subventions de la Tunisie. Il faudra donc voir avec les autorités de tutelle s’ils maintiendront leur soutien pour les athlètes ou s’ils se concentreront sur les secteurs vitaux du pays, à commencer par la santé.
C’est vrai que ma décision de poursuivre mon aventure ou pas, dépendra de la réponse des responsables à cette question. Donc, pour l’instant, concentrons-nous sur le rétablissement de la situation sanitaire du pays, en particulier, et du monde en général, puis revoyons ensemble les priorités.
Votre participation aux JO de 2021 est-elle mise en danger en cas de manque de moyens financiers ?
Bien-sûr ! D’abord, je dois garantir ma qualification lors des tournois qualificatifs, et après nous verrons se qui se passerait. Mais, comme je l’ai expliqué avant, ma décision dépendra exclusivement des moyens que décidera l’Etat [Tunisien] de mettre à [ma] disposition.
Sur les JO 2121 « Je suis sûre que les prochains JO auront une dimension beaucoup plus grande … »
Est-ce qu’une discussion globale avec le CNO Tunisienne est nécessaire après la fin de cette crise, pour imaginer des solutions en commun ?
Oui et je l’espère sincèrement … Ce serait bien si le CNOT consulte toutes les parties prenantes de ce grand projet. Ça donnera une image positive de la famille olympique tunisienne, et ça instaurera surtout une relation de confiance entre tous les intervenants, qui se sentiront impliqués dans toutes les décisions. Le CNOT pourrait aider les athlètes et les fédérations, en difficulté, à affronter cette situation inédite et exceptionnelle.
Finalement, peu importe ce qui arrive, le rêve d’aller aux JO et de représenter la Tunisie, restera intacte chez vous, nous l’imaginons ?
Sincèrement, depuis que j’ai réalisé l’ampleur et l’urgence de cette crise sanitaire, il m’est devenu difficile de me projeter sur les prochains JO. Je souhaite surtout que les gens puissent retrouver leurs proches sains et saufs. Je suis persuadée que les JO de Tokyo auront une dimension beaucoup plus grande, car il ne s’agira pas uniquement d’une compétition sportive, mais aussi et surtout d’une considération humanitaire et universelle : ET représenter la Tunisie sous cet angle, sera le meilleur de mes rêves, car chaque athlète serait amené à envoyer un message d’espoir durant ces jeux .
Un dernier message pour la Tunisie dans ces temps durs ?
Les gens semblent prendre conscience de cette crise, j’ai envie de dire : Enfin ! Les gestes responsables et barrières sont le mot d’ordre de tous les citoyens. J’espère qu’on pensera aux personnes âgées ou/et malades, qui sont confinées chez elles sans une aide ou assistance. Cette crise sanitaire, une fois terminée, devrait être un moyen de réflexion pour revoir nos priorités et arrêter de penser seulement à soi et regarder uniquement le bout de son nez. Quand les autres ne vont pas bien c’est tout le monde qui en subit les conséquences …
Interview réalisée par HLI
AZZA BESBES, née le 28 Novembre 1990, elle pratique le sabre individuel. Elle est vice-championne du monde en 2017, quart-de-finaliste des JO de Rio-2016, et 11 fois championne d’Afrique. Aux JO d’Athènes 2008, à l’âge de 17 ans, elle devient la première escrimeuse africaine et arabe à atteindre les quarts de finale d’un tournoi individuel olympique d’escrime. En 2017, elle est décorée Chevalier de l’Ordre de la République Tunisienne.