Tunisian Equality Matters : Le Récit d’un Combat

La mort de George Floyd à Minneapolis dans le Minnesota aux USA, a suscité une mobilisation mondiale historique contre le racisme et rouvert un débat fondamental dans quasiment toutes les sociétés occidentales. Le sport n'a pas été exempt de cette réflexion.. Qu'en est-il en Tunisie ?

Cette réflexion douloureuse sur la question raciale a provoqué une forte prise de conscience dans le monde, mais (hélas) pas particulièrement en Tunisie. Un pays qui se voit (par déni ou par inconscience) non touché par ce sujet en se reposant peut-être sur des croyances et des idéaux religieux et institutionnels (l’école,la culture, la famille..)

Si plusieurs légendes mondiales du sport ont multiplié les appels pour dénoncer ces actes ignobles et réclamer plus de justice et d’égalité, très rares sont les sportifs tunisiens qui se sont publiquement prononcés sur la question…Ce qui pose légitimement beaucoup de questions autour de ce sujet :

Dans quelle mesure le sport est-il touché par le racisme en Tunisie ? Le sport (à travers ses valeurs et son impact social) fait-il assez dans la lutte contre les discriminations pour nous permettre de rêver d’un pays égalitaire et juste envers tous ses citoyens ? 

Ettachkila consacre ce numéro spécial à ces questionnements parfois tabous dans le sport et dans notre société en général. Nous avons brisé le mur du silence, enquêté et essayé de chercher des réponses sans détour. Mais si nous abordons un sujet aussi complexe, c’est avant tout pour mettre en garde contre les dérives racistes. Car si le sport est roi chez nous, il est parfois difficile d’imaginer ce qu’il s’y passe.. et les non-dits sont nombreux

Octobre 1913, Salah Soudani et la courte existence du Onze Noir

Nos recherches et observations sur le sujet confirment, historiquement, l’existence d’une certaine forme d’apartheid dans le football tunisien..Le 31 Octobre 1913, une assemblée générale est tenue pour marquer la fondation du Comète Club, en hommage au passage de la comète de Halley qui surplomba Tunis. Il s’agit, d’après l’historien Moncef Charfeddine, du premier club fondé par des citoyens musulmans en Tunisie.. Rappelons qu’au début du 20e siècle et avec l’avènement du ballon rond du côté de Tunis et d’autres villes du pays, plusieurs associations (ou clubs) verront le jour et refléteront d’une certaine manière la société cosmopolite tunisienne des années 1910 avec des formations ayant un ancrage propre à travers les communautés, les quartiers…

C’est dans ce contexte que Salah Soudani, citoyen tunisien noir et musulman, va se prendre de passion pour ce passe-temps importé d’Angleterre que l’on nomme le Football. Après avoir intégré le Comète Club (dont il deviendra le capitaine), il s’en ira du côté du Stade Africain (fondé en 1915) une autre formation créée par des citoyens musulmans, la seconde dans l’histoire du sport tunisien, et qui n’est autre que l’ancêtre du Club Africain dont il sera l’un des pères fondateurs, après un court intermède du côté de l’Union Sportive Tunisienne en 1917. Salah Soudani sera reconnu comme le premier joueur noir (métis) de l’histoire du football tunisien.

Dans l’effervescence sportive qui suivra les années d’avant-guerre, le sport roi va s’exporter hors de la capitale (à Bizerte, Sousse, Sfax, Menzel-Bourguiba etc..). La période (1939-1946) sera marquée par l’annulation des championnats, coupes et la mise en place durant deux saisons des critériums de guerre (1944-1945 et 1945-1946) et par les deux triomphes du Club Athlétique Bizertin notamment.

Durant cette année 1945, sera créée une formation au caractère communautaire typique, comme ont pu l’être par le passé beaucoup de clubs.. son nom : le Onze Noir. Cette équipe sera composée d’une majorité de joueurs noirs issus de Tunis, et sera basée un temps du côté de Bab Bnet et Bab Saâdoun. Parmi les joueurs qui composeront cette formation, on peut notamment citer Larbi Touati, Hammadi Dhaou dit Badi, Fredj, Hédi Saïdane dit Bazbazan, Sarraj Halouani et l’ancien arbitre Boubaker Souaï .. La présidence reviendra à Brahim Ben Yedder (connu pour avoir crée la torréfaction des Cafés Ben Yedder en 1934). Le Onze Noir commença en Division 5 du championnat LTFA et rencontrera divers clubs de la capitale et sa banlieue, comme le Stade Tunisien, le Club Sportif de Hammam-Lif, l’Olympique de Tunis ou bien même le Stade Populaire au cours de la saison 1946-1947. Avec les prémisses de l’indépendance, le club (comme d’autres à cette période) sera amené à perdre son caractère communautaire et cessera ses activités en 1952.

Certains personnages ont eu un rôle important dans la représentativité des Noirs Tunisiens dans le sport et en particulier dans la natation, la boxe, l’athlétisme et le football. Comment ne pas mentionner Young Siki dont ses uppercuts le mèneront des rues de Bab Jedid aux rings des USA, le coureur cycliste Ali Neffati qui aura été le premier africain à participer au Tour de France dans les années 1910’s mais encore un des premiers basketteurs post-indépendance, Ali Karrabi qui a été également head-coach de l’Espérance durant 3 ans (1969-1972) et sans oublier son frère Brahim Karrabi parmi les doyens des athlètes olympiques (triple-saut, 400 mètres). On peut notamment citer :

• Taïeb Sahbani , diplomate, homme politique, militant néo-destourien ayant effectué ses études secondaires au Collège Sadiki (comme beaucoup de membres de la classe politique des années 1940). Son parcours est ponctué par sa nomination en tant que membre du comité d’honneur du Club Africain lors de la saison 1964-1965..

• Fraj Ben Messaoud, nageur et poloïste ayant remporté énormément de succès auprès de divers clubs de la capitale et la banlieue nord.. Spécialiste de la brasse, il était le principal adversaire de la légende Zizi Taïeb. Am Fraj de son surnom, deviendra par la suite entraîneur-formateur au sein de la Fédération Tunisienne de Natation.

• Abdesselam Trabelsi dit Yvon, défenseur emblématique du Sfax Railway Sport et joueur clé du titre de champion en 1953. Club dont il en deviendra le head-coach pendant trois saisons (de 1957 à 1960) après avoir raccroché les crampons.. Un des rares entraîneurs noirs en Tunisie (LP1) et probablement le premier.. Suivra l’ex-international et très élégant Ahmed Zitouni (coach du Club Africain lors de la saison 1985-1986) et l’actuel (très apprécié) entraîneur de l’Union Sportive de Monastir, Lassaâd Jarda Chebbi.

Le passé de la sélection et sa réputation en Afrique n’auront pas été possibles sans la force collective et tactique de joueurs de différents horizons.. Rendons hommage à quelques joueurs qui ont participé à la reconnaissance de l’équipe de Tunisie tels que : Saâd Karmous (meilleur scoreur de l’histoire d’El Hamhama dans les années 1950, reconverti boss de l’historique discothèque La Baraka après sa retraite), le latéral d’El Gnaouia l’élégant Hédi Douiri finaliste de la CAN 1965 organisée au pays, Moncef Barka le milieu de terrain, Ali Retima le libéro finaliste des Jeux Méditerranéens d’Izmir en 1971, le goleador Moheiddine Habita, surnommé le Pelé Arabe après sa performance époustouflante à la Coupe de Palestine 1972, les membres de l’équipe de 1978 qui remportera la 1ère victoire africaine lors d’un Mondial (Amor Jebali, Mohamed Ali Moussa et Mokhtar Hasni)…

Sans oublier Samir Bakkaou qui demeure le premier joueur tunisien à avoir joué la Coupe UEFA en 1990, Taoufik M’hadhebi (dit Tigana) qui a participé au Jeux Olympiques de Séoul 1988, le joyau Ayadi Hamrouni : véritable Perle Noire à la technique raffinée et monstrueuse qui aurait pu prétendre à une bien meilleure carrière, le regretté keeper Ahmed Jaouachi qui faisait partie de la liste des 23 au Mondial 2002 en Corée et au Japon, le latéral volant Hatem Trabelsi qui a tutoyé les sommets du football européen avec l’Ajax Amsterdam, ainsi que le meilleur buteur de l’histoire de la sélection Issam Jemaâ (36 buts en 86 matchs pour les Aigles de Carthage) pour ne citer qu’eux.

Tous ces noms ont su passer outre divers facteurs et pu largement contribuer à rendre heureux des millions de concitoyens et fervents passionnés de sport tunisiens.

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Entre colère, dégoût, et incompréhension, des témoignages unanimes

Sollicités par Ettachkila, des sportifs et entraîneurs tunisiens de football, rugby et d’autres activités ont partagé leurs expériences dans leurs disciplines respectives.

Saber Trabelsi, l’ex-international olympique tunisien formé à l’Association Sportive de Kasserine et passé par l’Étoile du Sahel, confie avoir été atteint de remarques liées à sa couleur de peau « Personnellement, j’ai fais l’objet de quelques chants racistes par le public adverse, mais pas plus que ça. En revanche, je connais quelques joueurs noirs qui ont subi un traitement différent (toujours lié à leur couleur de peau) durant leurs carrières.. Même si ça reste marginal sur le plan sportif, mais sur le plan social le racisme existe bel et bien et reste un sujet tabou en Tunisie. C’est peut-être lié à l’image qu’on veut renvoyer de notre pays, à savoir celle d’une société progressiste et moderne, mais malheureusement, ce phénomène existe, un noir qui veut se marier avec une femme de peau claire, n’est pas toujours accepté …un noir peut être discriminé pour un job … en Tunisie, nous manquons parfois de tolérance et ça me touche vraiment ».

L’exception Jaidi…

Radhi Jaidi (105 sélections) le champion d’Afrique qui a fait une très grande et inspirante carrière de joueur en Tunisie et en Angleterre, dit qu’il n’a pas lui-même souffert directement de discrimination, mais relève l’existence d’une sorte de racisme surtout dans la société « Être noir donne parfois un sentiment de culpabilité ! Dans un pays moderne, tout comportement raciste devrait faire l’objet de punition. Que ce soit dans la vie de tous les jours ou sur les réseaux sociaux, on doit mettre en place un cadre juridique pour lutter contre ces comportements inadmissibles et l’appliquer »

L’entraîneur de Harthford en USL Championship, se dit préoccupé par le manque de sensibilisation autour du sujet « Beaucoup de choses doivent désormais changer, le débat ne doit pas rester tabou, il faut assumer notre appartenance africaine, évoquer le racisme et l’esclavagisme à l’école, dans les familles, à l’assemble nationale et surtout dans les médias ». Enfin, Radhi Jaidi partage aussi le fait qu’en équipe de Tunisie, être blanc ou noir est bien davantage une force qu’un défi, et que le sport tunisien, et le football en particulier, doit rester loin de tout comportement raciste « Nous devons rester solidaires et unis.. Seul le drapeau de la Tunisie nous rassemble. mais on ne doit plus jamais accepter des dérives racistes et se taire …»

« A l’école, un parent d’élève disait à mon maître qu’il ne voulait pas que son fils s’assoit à coté d’un noir … »

Un ex- international souhaitant garder l’anonymat.

Ali Zitouni, ex-international tunisien (46 séléctions, 14 buts) et vice-président de l’association « Les Anciens Footballeurs de l’Espérance » revient sur le sujet : « Le racisme en Tunisie est un vaste sujet.. Pour commencer, une personne qui nie l’existence de discrimination dans la société tunisienne se ment à elle-même. En tant que noirs, nous sommes habitués à certaines choses depuis l’enfance qui nous poussent à développer une certaine force de caractère, nous devons parler de cette thématique pour faire évoluer les choses et pour que les générations futures puissent vivre dans une société tunisienne meilleure ».

Un message commun…

Tous nos interlocuteurs se rejoignent sur deux points :

1/ La prévention est essentielle mais les actes racistes dans le sport et la société doivent être plus sévèrement punis.. Pour Sabri Gmir, international tunisien de rugby « La lutte contre le racisme est d’abord de la responsabilité de tout le monde. Il faut changer les mentalités et accepter qu’un noir se marie avec une fille de peau claire par exemple. La mixité n’est pas un délit, c’est le racisme qui en est un… »

« Pourquoi en Tunisie les médias ne parlent pas du sujet du racisme ? Pourquoi il n’y a pas d’institution pouvant lutter contre cette discrimination ? Le milieu du sport est clairement touché par ce phénomène.. Combien avons-nous de ministres noirs en 2020 ? Combien d’ex-athlètes noir.e.s ont des responsabilités dans le sport tunisien actuellement ? Par quel prétexte, je ne peux pas participer aux championnats du monde handisport de Dubaï en 2019 alors que je suis la 1st au ranking et j’ai effectué les minima, toutes ses questions sont sans réponses..» Somaya Bousaid, athlète handisport (3 fois championne paralympique, 2 fois championne du monde)

« Le football est un magnifique outil de lutte contre la discrimination. Il faut pour cela éduquer, sensibiliser et communiquer dès le plus jeune âge »

Radhi Jaidi

Un constat mitigé…

Nous constatons que le racisme dans le sport en Tunisie n’est pas reconnu partout comme un problème ou quelques chose qui « existe ». D’ailleurs certaines personnes ne l’admettent pas ou le nient carrément alors qu’elles en sont entourées.. C’est même souvent perçu comme un comportement insolite, rare voire amusant pour une frange non négligeable du public sportif.

En plus du déni, la société tunisienne et le monde sportif en particulier souffrent d’une certaine forme d’immobilisme et manquent de courage dans la lutte et la prévention déclarée et assumée face à ces actes. Si nous reconnaissons que des pas sont faits dans la bonne direction sur le volet législatif, nous estimons néanmoins qu’un travail en profondeur de la situation est nécessaire dans toutes les disciplines et à tous les niveaux. Les acteurs de la société civile, les médias, les sportifs eux mêmes et les citoyens doivent s’engager autour d’un véritable pacte social de respect mutuel et de lutte contre toute forme de racisme, au risque de voir les agissements racistes se banaliser et rester impunis..

Et après..

Ettachkila espère à travers ce numéro spécial encourager les plus réticents (et ils sont nombreux) à s’exprimer sur le thème de la discrimination raciale dans le sport et veut encourager les parties prenantes à pousser la réflexion et surtout passer aux actes (études chiffrées, plans d’actions etc..) car le racisme n’a plus raison d’être aujourd’hui.. Et même s’il persiste depuis des siècles, c’est le moment de l’éradiquer définitivement et de le faire ENSEMBLE..

N’est-ce pas là la mission fondamentale du sport ? À bon entendeur…

« L’homme politique africain ne doit pas se préoccuper de faire des sportifs mais des hommes conscients qui, par ailleurs, sont sportifs.»

Frantz Fanon, les Damnés de la Terre, 1961.

En la mémoire de Am Brahim Mansour (Allah yarhmou)..